Clés : Nous étions venu vous interviewer, en 2003, et vous aviez évoqué l’idée que notre époque vous faisait pensez à une nouvelle renaissance.

MS : Oui, mais depuis, j’ai beaucoup approfondi cette idée. Avant de dire que c’est une Renaissance, je dois d’abord dire la profondeur de la crevasse que nous sommes en train de voir sous nos pieds, et sa largeur. Lorsque j’entends parler de crise par exemple, je songe à un tremblement de terre colossal, dont on ne peut comprendre le frémissement superficiel qu’à condition d’aller assez profond pour comprendre la théorie des plaques tectoniques. Et quand on prend les choses de façon profonde, on s’aperçoit que, depuis quatre ou cinq décennies, le nombre de changements décisifs qui ont eu lieu dans les pays analogues aux nôtres, nous projette littéralement dans une nouvelle ère. J’en prends trois ou quatre pour vous fixer les idées. Le premier changement qui me paraît le plus important dans le siècle qui précède, c’est le fait que nous étions 79% de paysans et aujourd’hui 1,1% seulement. Nous étions des paysans depuis le Néolithique et nous ne le sommes plus du tout. Il y a là une transformation qu’on a en quelque sorte oubliée, mais qui est probablement un des plus profondes de notre société. Or cette dynamique d’évolution est aujourd’hui en train de toucher les pays de Maghreb, la Chine etc. La deuxième mutation, c’est qu’à partir des années 60-70, la médecine est devenue réellement efficace, on peut même dire, à certains égards, qu’elle est née à ce moment-là. Les maladies infectieuses ayant à peu près été éradiquées, l’espérance de vie a augmenté verticalement, aujourd’hui, celle d’une femme française est de 84 ans et elle croît de trois mois tous les ans. C’est une variable très importante qui change tout. Par exemple, elle change le mariage. Au XIXème siècle, quand on se mariait, on se jurait fidélité pour 10 ans, même pas ; à présent, quand mes étudiants se jurent fidélité, ils le font pour 65 ans, ce n’est pas le même mariage ! Regardez aussi l’héritage, la transition des fortunes. Au XIXème, siècle on héritait à 25 ans, 30 ans ; aujourd’hui il faut attendre 70 ans. Donc la variable de l’espérance de vie ne touche pas seulement les retraites, mais également des actes essentiels de l’état civil. L’âge moyen pour avoir un premier enfant était de 15 ans en 1900 ; il est aujourd’hui de 30 ans, la différence est inouïe. Et puis, dès que la médecine change, l’espérance de vie également, et toute la démographie : quand je suis né on était 1,5 milliards ; aujourd’hui nous sommes 7 milliards ; ce n’est plus le même monde, plus le même rapport à la nature, plus la même vie. La plupart des parents programment la naissance des enfants, et avec les soins palliatifs, nous ne mourrons pas comme mourraient nos ancêtres. Ce n’est plus la même naissance, plus la même vie, plus la même mort. Je continue avec la médecine : avec tout ce qui est développé dans le domaine des antalgiques et des anesthésiques, l’histoire de la souffrance bascule : nous souffrons de moins en moins, statistiquement parlant. Or, connaissez-vous une seule morale, qu’elle soit judéo-chrétienne ou antique, qui ne soit fondée sur l’apaisement de la douleur ? Toutes les morales sont faites comme des lutes contre la douleur inévitable et quotidienne. Ainsi, la généralisation de la péridurale lors de l’accouchement change une donne essentielle : dans la bible, il est écrit : « Tu accoucheras dans la douleur » ; eh bien, nous n’accouchons plus forcément dans la douleur – les parturientes souffrent encore bien sûr, mais par rapport à un accouchement sans péridurale, il n’y a aucun rapport. Tous ces changements dont je parle : le corps, le rapport à la nature, la mort, la naissance, à la douleur à l’accouchement, sont des ruptures de conduites qui datent de millénaires voir de millions d’années. Par conséquent, si vous êtes attentifs à ce qu’il se passe aujourd’hui, vous voyez une succession de révolutions telles que nous n’en avons pas connues depuis des milliers d’années.

Clés : Vous parliez d’un 4ème point…

MS : Mais il y a 9 ou 10 points ! Prenez les nouvelles technologies. Notre entretien a lieu à distance, je ne sais pas où vous êtes et vous ne savez pas où je suis, je suis peut être à Paris mais je pourrais être en Nouvelle Zélande, ce serait la même chose. Donc les nouvelles technologies font se joindre toutes les personnes possédant un portable, en tous lieux, par le GPS, et donnent un accès universel à toutes les informations, par la toile, Wikipedia, etc. Par conséquent, nous n’habitons plus le même espace. Nos conduites sont complètement transformées par le fait que nous vivons dans un autre espace. L’ancien espace était déterminé par des chiffres : j’habite au numéro tant de telle rue. Mais dès le moment où vous m’appelez sur mon portable ou mon ordinateur, nous devenons voisins par-dessus les montagnes et les océans. Il n’y a plus de distance du tout. Or, ce n’est pas rien de changer d’espace. Ne dites pas que l’on a rapetissé les distances, cela l’avion le faisait, mais les nouvelles technologies suppriment les distances. Totalement. Par conséquent nous n’avons plus le même corps, plus la même douleur, plus la même naissance, plus la même mort, plus la même nature, plus le même espace… vous n’allez tout de même pas me dire que l’on assiste pas là à un changement majeur, dans l’hominisation elle-même, vous voyez ce que je veux dire ? Or, quand on regarde nos institutions, qu’elles soient politiques, universitaires, hospitalières, etc., elles ont toutes été créées à une époque où rien de tout ce qu’on vient de dire ne pouvait même effleurer la conscience ! La première chose à faire pour un philosophe, c’est d’être lucide sur le temps qu’il vit. Quand vous me demandez si c’est une nouvelle Renaissance, je réponds : « Sans doute bien davantage ! » - même si nul ne peut prédire l’imprévisible, qui reste toujours de règle de l’évolution.

Clés : Les gens de la Renaissance ignoraient qu’ils vivaient la Renaissance, d’ailleurs le vocable n’est venu qu’au XIXème siècle. Et puis c’était une période chaotique, conflictuelle assez indéchiffrable, avec les guerres de religions, etc. Aujourd’hui, ne peut-on vraiment rien prévoir d’où tout cela nous mène ?

MS : Bien sûr que non ! À la Renaissance, ils étaient inconscients d’être dans cette période. Mais nous-mêmes, face à la liste des changements que vous ai dressée, nous n’avons rien vu venir : ces nouveautés extraordinaires sont arrivées comme des voleurs dans la nuit. Pour la plupart des gens, elles sont « normales ». Nous sommes bien à une période « ordinaire », où les contemporains n’ont aucune conscience de ce qu’il se passe dans leur contemporanéité. Peut-on déterminer ce qui est porteur d’avenir ? Non, car le temps est complètement imprévisible. Une de ces nombreuses variables pourra devenir géante et l’autre minuscule. Nous n’en savons rien, la plupart des gens qui ont joué aux jeux de la prédiction se sont trompés, vous le savez bien.

Clés : Oui mais est-ce que, par exemple, le changement culturel induit par l’utilisation d’internet, qui met toute la connaissance du monde à la disposition de chacun, n’est pas, en soi, encore plus révolutionnaire que l’imprimerie ?

MS : C’est du même ordre. Trois inventions culturelles majeures se sont succédées : l’écriture qui a tout changé, l’imprimerie qui a tout changé, puis les nouvelles technologies qui changent tout à nouveau. De toute façon, l’ensemble des éléments mutants dont je vous ai parlé constitue trop de variables pour que l’on puisse privilégier l’une ou l’autre. Evidemment, la révolution des réseaux informatiques a une importance existentielle profonde, au point que nous n’avons plus la même adresse, que nous ne vivons plus dans le même espace : c’est désormais un lieu de voisinage et non pas un lieu de repérage spatial. Ce changement d’espace est une transformation considérable.

Clés : Il devient rare que l’on donne son adresse postale.

MS : Mais on ne reçoit plus rien à cette adresse postale ! Puisque vous parlez du mot adresse, analysons cette affaire-là. Le mot adresse vient du latin directus, qui veut dit droit, au sens juridique du terme – directus venant, lui, de rex, le roi. Et ce qui nous fait changer d’adresse nous obligera à changer de droit. Et ça va jusqu’au contrat social, car il n’est pas question d’appliquer l’ancien droit de l’ancien espace sur le nouveau droit du nouvel espace.

Clés : Devant l’ampleur de ces problèmes, peut-on imaginer une forme de gouvernance à l’échelle planétaire ?

MS : Quand vous changez d’adresse, ce n’est pas la gouvernance que vous changez : il faut inventer une nouvelle manière de lien social. La gouvernance mondiale, c’est le tic journalistique de ce jour, mais il est dicté par les anciennes habitudes, c’est à dire par les anciennes adresses, qui supposaient supposait un droit territorial et un roi. Étant donnée la nouvelles manière de nous situer les uns par rapport aux autres, dans un nouvel espace qui n’a plus rien à voir avec la royauté, il y a en effet une nouvelle manière de penser la politique. Il est remarquable que si la république a désormais quelque espoir dans les pays arabes, c’est venu justement des nouvelles technologies…

Clés : … permettent aux idées de se propager à la vitesse de l’électronique.

MS : Non les idées ne se propagent pas, il y a ubiquité, instantanéité. Nous nous trouvons désormais dans un espace de voisinage, et nous avons tous en même temps la même idée, c’est beaucoup plus fondamental : c’est tout d’un seul coup, tous en même temps. Il y a une immédiateté du voisinage dans le temps et l’espace. Il nous faut débarrasser nos esprits de toute idée d’ancien espace.

Clés : Et qu’advient-il ?

MS : Ce qui est advenu, c’est l’individu. Ce qui est né dans les pays occidentaux et qui est en train de naitre sous nos yeux dans les pays arabes, c’est la naissance de l’individu. Il est né avec St Paul, Socrate, Descartes, mais il n’était pas encore concrètement, réellement advenu. Tous les éléments que j’ai donnés font qu’aujourd’hui nous nous trouvons devant des individus. Et cet individu-là ne sait pas faire un groupe. Les footballeurs français n’ont pas su faire équipe pendant la coupe du monde, mais pensez-vous que les hommes politiques sachent faire équipe aujourd’hui ? Le groupe est en train d’éclater sous la pression des individus. Sait-on faire un couple aujourd’hui ? On ne fait que divorcer. L’individu d’aujourd’hui est donc à la recherche d’un nouveau lien social, voilà la question.

Clés : Les guerres de religions ont marqué la Renaissance. En voyez-vous aujourd’hui l’équivalent ?

MS : Tout change. L’enseignement, la santé, le commerce, l’industrie… tout. Et les religions auss : le christianisme change, l’islam change. Les guerres de religions, c’est un schéma du passé, je ne sais pas s’il s’appliquera encore, c’est imprévisible.

Clés : Et en science fondamentale ? La Renaissance voit émerger la Révolution Copernicienne qui remet beaucoup de choses en cause. À notre époque, une révolution équivalente n’est-elle pas la révolution de la physique quantique ?

MS : L’essentiel me semble plus simple. Nos parents ou grands-parents, même cultivés, avaient comme horizon temporel derrière eux quelques dizaines de milliers d’années : ils connaissaient en gros la bible juive, la préhistoire, le gréco-latin. Aujourd’hui, un simple gosse de CM1 ou CM2 a un horizon temporel derrière lui de 15 milliards d’années ! Il sait ce que c’est que le Big Bang et la vitesse de la lumière, il a entendu parler de la création de la terre, des dinosaures, il sait que tout ça s’est étalé sur une période des millions de fois plus longue que l’idée qu’en avaient nos ancêtres d’il y a moins d’un siècle. La révolution temporelle et cosmologique est considérable, elle est beaucoup plus radicale que la révolution copernicienne, dont l’historien des sciences que je suis peux vous dire qu’elle n’a pas eu lieu à la Renaissance, mais après - car les plus grands philosophes n’y croyaient pas. Tandis qu’aujourd’hui il y a une révolution profonde et dont l’information se diffuse. Si j’avais continué à donné la liste des coupures brutales dont je vous parlais, j’aurais précisément dit que l’horizon temporel d’un homme d’aujourd’hui n’a rien à voir avec celui de l’homme d’il y a 60 ans. Et cela s’est répandu dans le monde entier : chez les illettrés également, qui apprennent au cinéma ou à la télévision ce qui s’est passé avant eux. J’ai appelé ça dans mes livres « Le Grand Récit », pour me moquer de ceux qui pensaient qu’il n’y avait plus de grand récit au moment même où le nôtre se construisait. Et ça a une détermination énorme dans la culture humaine.

Clés : Et ce qui est très frappant c’est que cet horizon recule presque chaque année. On explique que l’explosion du cambrien a eu lieu non pas il y a 650 millions d’années, mais il y a plus d’un milliard.

MS : Oui bien sûr, on recule aussi la position debout de l’homme à 7 millions d’années et non pas à 3 ou 4….

Clés : Et vous ne trouvez pas que dans l’essence des choses, la mécanique quantique constitue comme une bombe a retardement ?

MS : Peut-être. On parle beaucoup des ordinateurs quantiques, qui sont théoriquement possibles, mais on n’a pas encore mis la main dessus. Quand ils arriveront, cela fera une révolution extraordinaire. Mais la révolution quantique a eu lieu dans les années 1920-1930, il y a déjà presque un siècle, on ne peut pas la compter comme contemporaine.

Clés : Oui, mais le principe d’incertitude et la non-séparabilité ne sont pas encore intégrés à la culture générale.

MS : Bien sûr. J’ai décrit tout ça dans Hominescence et Le temps des crises, et aussi dans le Tiers instruit , il y a 30 ans. Je disais combien je regrettais que l’université dans le monde entier coupe l’humanité entre deux sous-ensembles : les instruits incultes et les cultivés ignorants.

Clés : Que dites-vous des menaces écologiques ?

MS : C’est une autre dimension que j’aurais pu citer dans les variables tout à l’heure.

Clés : La clé de l’avenir n’est-elle pas l’émergence d’une technologie biocompatible ?

MS : C’est une des clés. J’ai écrit que la révolution industrielle du début du XIXème siècle avait surgi du fait que les techniques s’étaient accrochées à des sciences dures, telles que la physique, l’électricité, la mécanique etc. Aujourd’hui, j’ai l’intuition que les techniques vont se décrocher de ces sciences-là, pour se raccrocher à ce que l’on appelle les SVT, sciences de la vie et de la terre. Elles me paraissent être les sciences de l’avenir, qui vont remplacer d’une certaine manière, dans nos conduites, nos métiers, nos visions du monde, ce qui paraissait essentiel il y a à peine quelques décennies, c’est à dire les sciences dures, physiques et chimiques. J’ai écrit Biogée dans ce sens (bio la vie, gée la terre), pour essayer de faire revoir l’objet de ces SVT. Il me semble que la prochaine révolution industrielle va commencer là.

Clés : Le dernier avatar de cette SVT n’est-il pas l’épigénétique, qui montre que tous ces changements que nous vivons vont avoir une influence directe sur le génome ou sur sa manière de s’exprimer, et que donc qu’il y a peut-être une nouvelle espèce humaine qui va émerger ?

MS : Ha ha ha ! Vive Lamarck ! Mais là-dessus on en est réduit à des hypothèses. Il y a une dizaine d’années, j’ai publié Hominescence à ce sujet. Parler d’une nouvelle espèce serait sans doute trop fort, mais d’un nouvel être humain, il n’y a pas de doute.