Comme Slavoj et Michael le disent bien, nous commençons à nous réveiller de ce rêve. C’est une façon intéressante de s’exprimer, car le Bouddha s’est aussi réveillé d’un rêve. Bouddha signifie « l’Éveillé ». De quel rêve s’est-il éveillé ?

Y aurait-il un lien avec le cauchemar dont nous nous réveillons à présent ?

Depuis le début, les occupants de Wall Street ont été critiqués pour leurs revendications imprécises : bien qu’ils soient à l’évidence contre le système actuel, sur quoi étaient-ils pour n’était pas clair. Depuis lors, des précisions ont été données : nombre de manifestants réclament des impôts plus élevés pour les riches, une taxe « Robin des bois » (Tobin) sur les transactions financières, et une réforme bancaire pour séparer les banques de dépôts des banques d’investissement. Ce sont des buts louables, bien qu’il serait faux de croire que ces mesures, à elles seules, résoudront le problème de fond. Nous devrions nous rendre compte de l’insatisfaction générale et diffuse que tant de gens ressentent, car elle reflète la prise de conscience générale et diffuse que les racines mêmes de la crise sont très profondes et exigent une transformation plus radicale (« à la racine »).

Wall Street est la partie la plus intense et la plus visible d’un cauchemar beaucoup plus grand : l’illusion collective que notre système économique actuel – le capitalisme de marché, consumériste et mondialisé – est non seulement le meilleur mais le seul possible. La formule de Margaret Thatcher est connue : « Il n’y a pas d’autre choix. » Les évènements des dernières années ont sapé cette confiance. Ceux des dernières semaines sont une réaction à la prise de conscience généralisée que notre système économique est truqué de telle façon qu’il profite aux plus riches (les « un pour cent ») aux dépens de la classe moyenne (qui décline rapidement) et des pauvres (dont le nombre croît rapidement) ; et aux dépens, évidemment, de nombreux écosystèmes, ce qui aura de lourdes conséquences sur la vie de nos petits-enfants et de leurs enfants. Nous prenons conscience que ce système injuste est en panne, et qu’il est nécessaire qu’il soit en panne afin que de meilleures alternatives puissent se développer.

Ce n’est pas seulement l’économie qu’il faut changer, car il n’y a plus de véritable séparation entre le système politique et le système économique. Avec l’arrêt Citizens United rendu par la Cour Suprême l’an passé, qui supprime la limitation des dépenses d’entreprise en vue d’influer sur les élections, le pouvoir des entreprises semble avoir pris le contrôle des niveaux les plus élevés du gouvernement fédéral et de ceux des États, y compris la présidence (Obama a reçu pour sa campagne plus de contributions de Wall Street que n’importe quel autre président depuis 1991, ce qui permet de comprendre le choix décevant de ses conseillers économiques). Aujourd’hui, l’élite navigue facilement entre les cabinets ministériels et la direction des grands groupes, car des deux côtés, on partage la même vision inébranlable : la solution à tous les problèmes réside dans une croissance économique sans entraves. Bien sûr, il s’agit aussi de ceux qui tirent le plus de profit de cette vision bornée. Ceux qui contrôlent ce système politique/économique n’ont pas la moindre envie d’effectuer les changements fondamentaux nécessaires et c’est un défi pour tous les autres.

Bien que les Démocrates ne soient pas devenus aussi dingues que les Républicains, à ce niveau-là, il n’y a pas de véritable différence entre eux. De ses années passées au Congrès des États-Unis, Dan Hamburg, un membre Démocrate représentant la Californie, a conclu : « Le véritable gouvernement de notre pays est économique, il est dominé par les grands groupes qui imposent à l’État leurs diktats. Promouvoir un environnement stable dans lequel les grandes entreprises et leurs actionnaires peuvent prospérer est l’objectif principal des deux partis [politiques]. » Nous avons toujours le meilleur Congrès que l’argent puisse acheter – comme le faisait déjà remarquer Will Rogers dans les années 1920. 

D’un point de vue bouddhiste, le fait est que ce système intégré est incompatible avec les enseignements bouddhistes, car il encourage l’avidité et l’illusion qui sont à la racine de notre dukkha (la souffrance). Le rôle économique, politique et social des plus grands groupes (souvent transnationaux), qui ont leur vie propre et poursuivent leur propre programme, est déterminant dans la crise actuelle. Malgré leur propagande publicitaire et celle de leurs « relations publiques » auxquels nous sommes soumis, leurs plus grands intérêts sont pour le moins différents de tous ceux d’entre nous. On entend parfois parler d’« entreprise éveillée » (enlightened corporations) mais cette métaphore est trompeuse, et la différence entre cet éveil et l’éveil bouddhiste est édifiant.

Le pouvoir en plein essor des entreprises a été institutionnalisé en 1886, lorsque la Cour Suprême a décrété qu’une entreprise privée était une personne au sens de la constitution américaine et qu’elle bénéficiait, à ce titre, de toutes les protections garanties par la Déclaration des Droits, notamment la liberté de parole. L’ironie est que cela éclaire le problème : comme l’affirment de nombreuses affiches de Occupy Wall Street, les entreprises (corporations) ne sont pas des personnes, mais des constructions sociales. Évidemment, la constitution en société (incorporation) ne signifie pas se doter d’un corps physique. Les entreprises sont des fictions légales créées par des réglementations gouvernementales, ce qui signifie qu’elles sont intrinsèquement étrangères au genre de responsabilités auxquelles les gens font face. Une entreprise ne peut pas rire ou pleurer. Elle ne peut pas jouir du monde ou souffrir avec lui. Elle est incapable de regretter ce qu’elle a fait (elle peut s’excuser à l’occasion, mais ça, c’est de la relation publique).

Une entreprise, et c’est le plus important, ne peut pas aimer. Aimer revient à réaliser notre interrelation avec les autres et se préoccuper de leur bien-être. L’amour n’est pas une émotion, mais un engagement avec les autres, qui contient notre responsabilité à leur égard – une responsabilité qui transcende notre propre intérêt personnel. Les entreprises ne peuvent pas éprouver un tel amour ni agir en conséquence. Tout PDG qui essaierait de subordonner la rentabilité à son amour du monde perdrait son poste, car il ne remplirait pas sa responsabilité première, qui est financière, envers ses propriétaires, les actionnaires. L’éveil bouddhiste comprend la réalisation que le sentiment d’être un soi séparé du monde est une illusion qui provoque une souffrance de part et d’autre. Réaliser que je suis le monde – que « je » suis l’une des nombreuses façons dont le monde se manifeste – représente l’aspect cognitif de l’amour qu’une personne éveillée ressent pour le monde et ses créatures. La réalisation (la sagesse) et l’amour (la compassion) sont les deux faces d’une même pièce, c’est pourquoi les enseignants bouddhistes insistent si souvent sur le fait qu’un éveil authentique se trouve accompagné d’un souci spontané pour tous les êtres sensibles. Les entreprises « marchent » grâce à un trait de l’être humain bien différent et le confortent. L’économie des grands groupes exige l’avidité et de deux façons au moins : le désir de toujours plus de profit est le moteur du processus économique ; pour garder la croissance économique, le consommateur doit être conditionné à vouloir toujours plus.

Le problème de l’avidité empire lorsqu’elle est institutionnalisée sous la forme d’une construction légale qui s’arroge des privilèges indépendants des valeurs personnelles et des motivations de ceux qu’elle emploie. Prenons l’exemple des marchés financiers. D’un côté, les investisseurs veulent plus de rendements sous la forme de dividendes et de valorisations en bourses plus élevées. De l’autre côté, cette attente anonyme se traduit en une pression impersonnelle mais constante pour la rentabilité et la croissance, de préférence à court terme. Tout le reste, que ce soit l’environnement, l’emploi, la qualité de vie, devient une « externalité » soumise à cette demande anonyme – un objectif qui ne peut jamais se réaliser. Nous participons tous à ce processus comme travailleur, employeur, consommateur et investisseur, sans peu ou pas de responsabilité morale, car une telle conscience est noyée dans l’impersonnalité du système. On peut répondre que certaines entreprises (des petites entreprises ou des affaires de famille) prennent soin de leurs employés, ou sont préoccupées par les effets sur l’environnement, etc. Le même argument peut être appliqué à l’esclavage : certains bons maîtres prenaient soin de leurs esclaves. Il ne réfute pas que l’institution de l’esclavage est inacceptable. Il est tout aussi inacceptable aujourd’hui que notre bien-être collectif, y compris la manière dont les « ressources » limitées de la Terre sont partagées, soit déterminé par ce qui rapporte de l’argent aux grandes entreprises.

En résumé, nous nous réveillons en prenant conscience que, bien que les entreprises transnationales soient économiquement rentables, elles sont structurées d’une manière qui les rend socialement déficientes. Nous ne pouvons pas résoudre les problèmes qu’elles créent en permanence en abordant les pratiques de telle ou telle société (comme Morgan Stanley ou la Bank of America), parce que c’est l’institution elle-même qui est le problème. Étant donné leur influence considérable sur le processus politique, il ne sera pas aisé de contester leur rôle, mais elles ont leur cordon ombilical : les codes de conduite des groupes (corporate charters) peuvent être reécrits pour exiger une responsabilité sociale et écologique. Des groupes comme le Réseau des Progressistes Spirituels (Network of Spiritual Progressives) ont réclamé un amendement à la Constitution américaine sur la responsabilité sociale et environnementale. Il aurait codifié cela. Si notre destin est de rester aux mains des entreprises, elles devraient rendre compte non à des investisseurs anonymes, mais aux communautés dans lesquelles elles opèrent. Peut-être que occupy Wall Street est le début d’un mouvement qui le réalisera.

Et cependant ce ne serait pas suffisant. Il y a un autre enjeu, encore plus fondamental : la vision du monde qui encourage et justifie cette sorte de cauchemar économique dont nous commençons à nous réveiller. En termes bouddhistes, le problème n’est pas seulement l’avidité, mais aussi l’ignorance. La théorie la plus souvent utilisée pour justifier le capitalisme est celle de la « main invisible » d’Adam Smith : la poursuite de notre propre intérêt travaille au bénéfice de la société tout entière. Je pense que les PDG ont des motivations un peu moins bienveillantes. Ce n’est pas un hasard si l’influence des grandes entreprises a cru en même temps que la popularité du darwinisme social, cette idéologie qui dévoie la théorie de l’évolution de Darwin en l’appliquant aux champs social et économique. C’est la jungle dehors, et seuls les plus forts survivent. Si vous ne dominez pas les autres, c’est eux qui vous domineront. La théorie de l’évolution de Darwin se passe d’un créateur et donc de suivre ses commandements. Maintenant, c’est chacun pour soi... Le darwinisme social a créé une boucle rétroactive : plus les gens croient en cette théorie et agissent en conséquence, plus la société devient une jungle darwiniste. C’est un exemple classique de la manière dont nous co-créons collectivement le monde dans lequel nous vivons. Et c’est peut-être là que le bouddhisme a le plus à apporter, car il propose une vision alternative du monde, fondée sur une compréhension plus élaborée de la nature humaine, et qui explique en quoi nous sommes malheureux et comment nous pourrions devenir plus heureux. Des études récentes, psychologiques et économiques, confirme le rôle destructeur de l’avidité et l’importance des relations sociales saines, ce qui est en accord avec l’accent mis sur la générosité et l’interdépendance dans le bouddhisme. 

En d’autres termes, le problème n’est pas seulement notre système économique et politique défectueux, c’est aussi une vision erronée du monde, qui encourage l’égoïsme et la compétition plutôt que la communauté et l’harmonie. L’Occident moderne est partagé entre un théisme dans lequel il devient difficile de croire et une idéologie de la concurrence féroce qui rend la vie si difficile pour chacun d’entre nous. Heureusement, il y a désormais d’autres options. Le bouddhisme a également quelque chose d’important à apprendre du mouvement Occupy Wall Street : qu’il ne suffit pas de se concentrer sur se réveiller de son rêve individuel. Aujourd’hui, nous sommes appelés à nous éveiller ensemble de ce qui est devenu un cauchemar collectif. Serait-ce le moment d’apporter dans la rue notre pratique spirituelle ?

 « Si nous continuons à maltraiter la Terre de cette manière, il ne fait aucun doute que notre civilisation sera détruite. Ce changement radical suppose l’éveil. Le Bouddha a réalisé un éveil personnel. Nous devons réaliser un éveil collectif pour arrêter cette course à la destruction. La civilisation mourra si nous continuons à nous perdre dans la compétition pour le pouvoir, la célébrité, le sexe et le profit. » (Thich Nhat Hanh)

Traduction française du 20 octobre 2011 transmise par Eric Rommeluère

David Loy est un auteur américain et un enseignant dans la tradition zen Sanbô Kyôdan. David s’initie au zen en 1971 à Hawaii sous la direction de Yamada Koun rôshi et de Robert Aitken. En 1984, il s’installe à Kamakura au Japon afin de continuer la pratique du zen sous la direction de Yamada rôshi. En 1988, il termine le cursus formel et reçoit le nom de dharma de Tetsu’un. Il a été professeur de philosophie et de religion à l'Université Bunkyô de Chigasaki au Japon jusqu’en 2006, année où il reprit la chaire Éthique, Religion et Société à l'université Xavier de Cincinnati (Ohio, États-Unis). Ses travaux et ses engagements portent sur le dialogue entre le bouddhisme et la modernité, plus particulièrement sur les implications sociales des enseignements bouddhistes. Il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages. Récemment, il co- rédigea la déclaration bouddhiste sur le changement climatique dont le premier signataire fut le XIVe Dalaï-Lama. Il conduit également des ateliers et des retraites de méditation aux États-Unis et dans d’autres pays.