I) La liquéfaction sociale

Loin du monde idéal décrit par les théoriciens actuels du libéralisme, la « société moderne liquide » dans laquelle nous vivons est une société aliénante et déshumanisante. Cette situation est due à deux mécanismes complémentaires : l’accélération des rythmes dans tous les aspects de la vie (A), et plus profondément la transformation de toute chose et de tout être en objet de consommation (B).

A) Une vie en accéléré

La période que nous vivons se distingue en premier lieu par le rythme effréné des activités humaines, qu’il s’agisse du travail ou des activités de « loisirs ». Au travail, tout d’abord, l’activité est soumise à des contraintes de temps toujours plus fortes et ce, à tous les niveaux. Recherche de la productivité maximale et culte de l’innovation permanente s’expliquent par la peur de se laisser distancer par une concurrence désormais mondiale et de « manquer le train » du progrès. Le travail doit donc s’adapter, se flexibiliser en permanence pour trouver de nouveaux marchés, diminuer les coûts de production, susciter de nouveaux besoins. Stress et workaholism sont autant de symptômes de cette accélération du temps de travail, qui n’est pas nécessairement plus long en termes absolus (nombre d’heures travaillées) mais qui devient de plus en plus « intense », chaque heure travaillée devant être « optimisée » au service du profit immédiat.

L’accélération des rythmes s’observe également dans les sphères sociale et politique. Le mot d’ordre est de tout « faire », de tout visiter, de tout expérimenter, d’accéder à l’immortalité en remplissant sa vie de mortel du plus d’expériences possible. Non content d’accumuler – et souvent de cumuler – de nombreux emplois, l’homme moderne mène une vie relationnelle essentiellement instable : les relations amoureuses et amicales se rompent au gré des caprices de chacun, les promesses deviennent révocables, les réseaux d’une consistance presque virtuelle. A la précarité professionnelle généralement subie, mais acceptée comme une nécessité, voire comme un devoir (il faut « enrichir son CV »), fait donc écho une précarité sociale souvent volontaire, assumée voire revendiquée.

L’accélération du rythme de vie n’est pas sans conséquence sur la formation intellectuelle des individus. Dans une société liquide, marquée par l’insécurité permanente face à l’avenir, seul compte le présent. En effet, l’expérience ne prépare plus contre des défis à venir de toute façon impossibles à prévoir. Considérant l’éducation comme un outil au service de la croissance économique, les institutions de l’Union européenne font la promotion de la « formation tout au long de la vie ». Dans un cadre liquide, sans cesse mouvant, la responsabilité de l’éducation revient finalement à l’individu lui-même, plutôt qu’à l’Etat ou au marché.

Incapables de se projeter dans le long terme et coupés de leur passé, les hommes modernes font face à un vide existentiel d’autant plus profond que le credo libéral les somme de se singulariser le plus possible. Pour ce faire, le marché leur propose une voie très simple : celle de la consommation de masse. Pour se distinguer, il faut utiliser des « marques » (notamment vestimentaires) porteuses de sens et connues de tous. La construction de soi passe donc par le conformisme le plus absolu : stratégie paradoxale, qui constitue le moteur principal d’une consommation effrénée, savamment entretenue par la publicité.

B) La réification de soi et des autres

Dans la « société moderne solide », l’aliénation était cantonnée à la sphère du travail. Le temps « hors travail » était bien du « temps libre », échappant (partiellement) aux rapports de domination. Dans la société liquide actuelle, l’aliénation est omniprésente, car tout être est considéré comme un objet, et ce même en dehors de la sphère du travail productif.

Le consumérisme ayant pris, on l’a vu, une dimension existentielle, la société de consommation est devenue une société de consommateurs : autrement dit, une société dont les membres sont évalués en fonction des critères de choix propres au consommateur. De même que les biens inanimés ou les espaces naturels, considérés en fonction des ressources qu’ils apportent aux sociétés, les êtres humains sont considérés en vertu de leur seule « utilité », du bien-être qu’ils apportent. Ils peuvent donc être achetés et, passés une certaine date de péremption, jetés sans scrupules. Témoin la précarisation des relations amoureuses, ou la stigmatisation des groupes sociaux ne concourant pas à la richesse générale (chômeurs, sans papiers, etc.).

On peut à cet égard parler de « civilisation du jetable » : de fait, le seul élément solide au sein de la société liquide est le « déchet » (artificiel ou humain), seul appelé à « durer » alors que la valeur de la « partie utile » des êtres et des choses n’est plus qu’éphémère.

II) Un présent perpétuel ?

Aliénante, la société moderne liquide est également une société inégalitaire. Si le bonheur et la quête de soi passent par la seule consommation, alors tout le monde ne peut y avoir accès. Or les anciens cadres « solides » concurrençant le marché comme pourvoyeur d’identité et de sécurité sont en voie d’érosion : l’État-nation, la religion, la communauté villageoise traditionnelle sont « has been » et ne fournissent au mieux qu’une protection insuffisante contre la liquéfaction sociale décrite plus haut. Comment, dès lors, empêcher que les contradictions internes de la société liquide (A) ne débouchent sur la révolte des exclus de la consommation ? (B)

A) Un modèle intenable ?

1) Sur le plan écologique

A priori, la société moderne liquide n’est pas un modèle social durable. L’auteur souligne ainsi l’impossibilité écologique qu’elle soit généralisée à l’échelle planétaire : la Terre ne dispose tout bonnement pas des ressources suffisantes pour alimenter le consumérisme occidental. Les habitants et les dirigeants des sociétés liquides ont cependant pris conscience de ce risque posé à leur mode de vie. D’où le succès du « développement durable » : le défi écologique, pour les partisans de la vie liquide, n’est pas tant de renoncer au consumérisme, que de limiter son empreinte écologique afin de le prolonger, si possible de manière indéfinie. Le développement durable doit son succès à ce qu’il n’exige pas de nous que nous changions radicalement nos habitudes de vie.

2) Sur le plan politique

A l’instar des modèles sociaux antérieurs, la société moderne liquide est une société de classes, organisée entre dominants et dominés.

Les « dominants » forment une élite extraterritoriale, déracinée, qui dispose des moyens (essentiellement financiers) de s’adapter continuellement aux soubresauts de la conjoncture. Ces « citoyens du monde » ont une identité floue, hybride, « multiculturelle » qu’ils se construisent eux-mêmes à partir de lambeaux épars et adaptent en fonction de leurs besoins.

Face à ces « consommateurs suprêmes », les dominés regroupent les hordes d’individus incapables de suivre le train de la vie liquide. Ne disposant pas des moyens de se construire une identité par le consumérisme, ils ne bénéficient plus non plus de la sécurité qu’apportaient les formes d’organisation sociale du passé. Leur revendication n’est donc pas tant la liberté (dont ils disposent de jure, mais qu’ils n’ont pas les moyens d’exercer de facto dans une société de consommation) que le retour de la sécurité. Leurs luttes sont donc essentiellement réactionnaires : elles visent à défendre ou à recréer une identité perçue comme protectrice, d’ordre religieuse, ethnique ou nationale.

Ces dominants et dominés se situent à chacune des extrémités de la nouvelle pyramide sociale planétaire. L’avenir de la société liquide dépend donc de l’issue de cette lutte des classes, dont il n’est pas sûr qu’elle débouche nécessairement sur une révolution. En effet, la société liquide dispose de sérieux mécanismes de défense.

B) Une révolution impossible ?

Le plus sérieux obstacle, dans l’élaboration d’une stratégie révolutionnaire visant à renverser la société moderne liquide, n’est pas la résistance au changement. Bien au contraire, la société moderne liquide se caractérise par un état de changement permanent. Le « changement » au sein de la société moderne liquide ne mène cependant nulle part. Les partisans du changement, au sein de cette société, ne cherchent pas tant à administrer les choses qu’à s’adapter à elles ; ils ne cherchent plus à sortir les gens de leur apathie, car l’apathie est aujourd’hui impossible ; enfin, ils n’aspirent pas à construire une société radicalement neuve. La timidité des réformateurs a des raisons culturelles et psychologiques : depuis son avènement, « la société moderne liquide milite contre les valeurs qui sous-tendent l’existence des martyrs et des héros », à savoir le sacrifice de satisfactions présentes au nom de buts lointains et d’intérêts supérieurs.

De même qu’elle accepte le changement pour mieux le rendre inopérant, la société moderne liquide reconnaît l’existence de victimes en son sein. Cependant, pour garantir toute remise en question de son organisation, elle fait de la victime une « star » pour mieux attirer l’attention du public vers des coupables : tant il « va de soi » qu’à toute victime individuelle, correspond nécessairement un « coupable » également individuel, le « système » étant lui-même innocent. Enfin, la société moderne liquide détourne les peurs qu’elle engendre sur d’autres cibles. « Incapables de ralentir le rythme effréné du changement, et encore moins de prédire et de contrôler sa direction, nous nous concentrons sur des choses que nous pouvons, ou croyons pouvoir, ou que l’on nous garantit que nous pouvons, influencer » : tabagisme passif, risques alimentaires, cancer, etc. La société moderne liquide est d’ailleurs prompte à transformer la peur en marché : télésurveillance, voitures blindées, location de maisons protégées au sein de gated communities…

Face aux désordres collectifs qu’elle engendre, la société moderne liquide dispose en somme d’une défense imparable : en détournant notre attention des vrais problèmes et en faisant la promotion d’un individualisme excessif, elle nous renvoie à notre condition d’individus, forcément impuissants à renverser le cadre qui les domine.

Les excès du capitalisme à l’époque moderne solide avaient engendré des luttes sociales, qui, si elles n’ont généralement pas permis le renversement du capitalisme, ont permis de limiter ses effets destructeurs, à travers des dispositifs comme le droit social ou l’Etat-Providence. Dans un environnement mondialisé, ces dispositifs nationaux ont perdu l’essentiel de son efficacité et de sa légitimité. A défaut d’une révolution mondiale, il est donc nécessaire de redéfinir un espace public, nécessairement planétaire, susceptible de faire reculer les excès de la globalisation liquide.

L’auteur

Zygmunt Bauman est né en Pologne en 1925. Il a enseigné la philosophie et la sociologie à l’université de Varsovie avant d’être chassé du pays en 1968 lors des persécutions antisémites. A partir de 1971, il a enseigné la sociologie à l’université de Leeds, dont il est professeur émérite.

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