Mais sur le terrain, on est loin, très loin, du bouillonnement et de la fraîcheur des mouvements en cours de construction à Madrid, Séville ou Barcelone. Comme si le copier-coller des mobilisations espagnoles, via les réseaux sociaux, ne suffisait pas tout à fait à enclencher une dynamique.

Un été indigné, en France, est-il à portée de main? A quoi pourrait ressembler ce mouvement, qui prendrait la#spanish revolution en marche, tout en y intégrant les réalités hexagonales?

En Espagne, le «15-M» n'est pas un mouvement aussi spontané qu'il n'en a l'air. Il a surgi grâce au travail au long cours d'une poignée de collectifs qui se sont mis, poussés par la gravité de la crise, à dialoguer ensemble, à distance des partis politiques et des syndicats (lire notre article sur la généalogie du mouvement).

De Jeudi noir à l'Appel des appels, des enseignants «désobéisseurs» aux «citoyens résistants», de Sauvons la recherche à La quadrature du Net, Mediapart a interrogé des collectifs qui se sont invités ces dernières années dans le débat français, pour défendre, pour le dire vite, les fondements d'un Etat démocratique et social mis à mal par la crise. Ils dessinent à leur manière les contours, fragiles, de ce que pourrait devenir un «15-M» français.

Premier enseignement: tous expriment leur «proximité» avec les indignados. «Nous suivons de très près la situation», avance Didier Magnin, président de l'association Citoyens résistants d'hier et d'aujourd'hui, qui a organisé, les 14 et 15 mai derniers, le rassemblement de quelque 5000 personnes sur le plateau de Glières (Haute-Savoie). «Après tout, le livre manifeste Indignez-vous!, qui sert de référence aux révoltés espagnols, est parti du discours prononcé par Stéphane Hessel aux Glières, en mai 2008», précise-t-il.

«Je me suis rendu, à titre personnel, à plusieurs assemblées place de la Bastille depuis le début du mouvement», explique quant à lui Julien Bayou, des collectifs Jeudi Noir («Les galériens du logement») etGénération Précaire.

«Un rôle psychologique décisif»

«Bien sûr que je me sens proche des indignés espagnols», renchérit Alain Refalo, l'une des figures des enseignants «désobéisseurs», installé à Colomiers (Haute-Garonne). «Leur rapport à l'auto-organisation, la mise en place de projets très concrets, ainsi que leur choix de la non-violence m'intéressent. Certains désobéissent, puisqu'ils campent parfois de manière illégale, mais la non-violence fait partie de leur mode d'organisation, et leur permet de répondre, de manière positive, à la répression des forces de l'ordre.»

«L'ensemble des pays européens est confronté au déclassement social, et nous assistons depuis l'Espagne à l'émergence d'une autre Europe», s'enthousiasme Roland Gori, co-auteur de l'Appel des appels. «Contre l'Europe des marchés, il est en train de se mettre en place une insurrection européenne de la morale, alternative aux populismes nostalgiques qui réapparaissent ici et là.»

«Le mouvement espagnol joue un rôle psychologique décisif, pour les collectifs français: ils nous montrent que c'est possible», résume Julien Bayou. Pour reprendre l'un des slogans scandés Puerta del Sol, à Madrid, «puisqu'ils ne savaient pas que c'était impossible, ils l'ont fait». L'audace espagnole, de la part d'une jeunesse «sans peur», puisqu'elle a déjà tout perdu, donnerait des ailes aux activistes français.

Encore faut-il que ces collectifs parlent entre eux. En Espagne, c'était l'objectif primordial de la plateforme¡Democracia Real Ya!: faire dialoguer, par exemple, les précaires de l'université avec les associations d'hypothécaires, piégés par la crise immobilière. Pari gagné.

Et en France? Beaucoup de ces collectifs se connaissent déjà. Au plateau des Glières, en mai dernier, ont pris la parole Julien Bayou, mais aussi l'économiste Frédéric Lordon, l'un des chefs de file du mouvement des «atterrés», ce mouvement d'universitaires consternés par les politiques d'austérité en cours, et cité en exemple par les «indignés» de la Puerta del Sol, à Madrid. «Ce sont tous des résistants d'aujourd'hui», dit d'eux Didier Magnin, preuve que ces militants et intellectuels peuvent parler la même langue.

A Toulouse, Alain Refalo prépare, pour le 15 juin, le rassemblement de «tous ceux qui, dans la région, sont en résistance, au sein des services publics, et qui prennent des risques, dans leur métier, pour dénoncer la dégradation de leur situation». Il précise: «Jusqu'à présent, tout est cloisonné en France, alors que nous sommes tous confrontés au même défi d'une privatisation des services publics, pas seulement dans l'enseignement.»

Alternance ou alternative?

En fait, «il manque un déclencheur, et la perspective de 2012 ne facilite pas les choses», dit Bayou. «Les fondamentaux sont là, la structure. Mais il manque le kairos, le moment opportun», poursuit Roland Gori, de l'Appel des appels. En Espagne, l'un des moments de cristallisation du mouvement, qui a permis d'accélérer les choses, correspond aux mobilisations contre la loi Sinde, l'équivalent, pour le dire vite, de la loi Hadopi française.

Les anti-Hadopi sont-ils prêts, eux aussi, à s'indigner à ciel ouvert, voire jouer le rôle d'aiguilleur, comme le firent les Espagnols courant 2010? «Nous n'avons pas vocation à mobiliser qui que ce soit. Nous avons déjà discuté à la même table qu'Act Up ou Jeudi Noir. Nous avons participé à des coalitions plus larges. Mais ne comptez-pas sur nous pour initier un mouvement», met en garde Jérémie Zimmermann, de La Quadrature du Net, l'un des collectifs à la pointe de la lutte anti-Hadopi. Avant de préciser, toutefois, sa bienveillance envers le mouvement: «Nous défendons, à la Quadrature du net, une réappropriation de la citoyenneté, adaptée aux outils de l'internet, qui permettent à tout le monde de s'exprimer. Les indignés sont des gens qui, hors de toute structure, se sont posé la question de comment prendre la parole...»

Tout se passe en fait comme si la transposition des indignados en France accumulait les difficultés. D'abord, beaucoup de collectifs montés au créneau ces derniers mois contre la politique de Nicolas Sarkozy sont à bout de souffle. «Cela fait longtemps que nous travaillons au rapprochement... Mais ce qui bloque, c'est l'épuisement des forces», estime Anne Saada, membre du conseil d'administration de Sauvons la recherche. «Nous sommes écrasés par ce pouvoir obtus qui ne veut rien entendre. Le gouvernement a une stratégie qui consiste à multiplier les réformes, partout, tout le temps, ce qui nous divise en interne, et nous fatigue. Déjà, si nous parvenons à traiter le quotidien de l'association Sauvons la recherche, on est contents...»

Ensuite, si le chômage frappe de plein fouet la jeune génération (23% des 15-25 ans) en France, l'Espagne présente une situation encore plus déprimante – avec un taux de chômage proche de 45% pour les moins de 25 ans, et des perspectives extrêmement moroses pour les mois à venir (lire notre portrait de la jeunesse en Europe).

Mais c'est surtout la configuration électorale de 2012 qui change la donne, de ce côté-ci des Pyrénées. En Espagne, la gauche traditionnelle est discréditée. Si bien que le «15-M» n'attend rien des élections générales prévues pour l'an prochain. En France au contraire, la gauche est dans l'opposition, et le jeu reste ouvert, veulent croire beaucoup de ces collectifs.

«La gauche espagnole a mené une politique d'austérité. Le mouvement du 15 mai cherche donc une alternative. En France, on pourrait se contenter d'une alternance», estime Julien Bayou, pilier des collectifs Jeudi Noir et Génération précaire, et qui s'est aussi engagé pour la candidature d'Eva Joly (Europe Ecologie-Les Verts) à l'élection présidentielle. Plaider pour une sage alternance, en mai 2012, plutôt que construire une alternative radicale au système en place, dès l'été qui se profile? Les partis de gauche français seront sans doute ravis de l'entendre. Il reste à savoir si ces vieilles formations, en retour, sauront écouter les «indignés».